Mot du commissaire

« La marche affirme, suspecte, hasarde, transgresse, respecte, etc., les trajectoires qu’elle ‟parleˮ. Toutes les modalités y jouent, changeantes de pas en pas, et réparties dans des proportions, en des successions et avec des intensités qui varient selon les moments, les parcours, les marcheurs. Infinie diversité de ces opérations énonciatrices. »

Michel de Certeau, L’invention du quotidien

Les artistes en art actuel se sont saisi.e.s de la marche, lui faisant une place de choix dans leurs pratiques et méthodologies : y voyant une occasion de privilégier le temps long et la durée ; de prendre soin de soi et des autres ; de revenir en arrière pour relire, redire, reconsidérer ; d’explorer des espaces liminaux, aux confins du visible. Cette omniprésence, dans laquelle persiste un maillage entre l’art et le quotidien, fait écho aux réflexions amorcées par Michel de Certeau quelques décennies plus tôt dans le premier tome de L’invention du quotidien. Dans cet ouvrage, le philosophe analyse les faits et gestes de ceux qu’il désigne comme « les pratiquants ordinaires de la ville ». S’il observe que les espaces urbains ont été (sur)organisés par les différentes structures de pouvoir qui les gèrent, il note également que les citoyen.ne.s qui s’y meuvent ont une capacité à en détourner le sens et les usages prescrits.


De Certeau porte une attention particulière à la marche : l’une des opérations citadines les plus fréquentes, qui cacherait, sous son apparente banalité, un fort potentiel d’indiscipline. Suivant sa pensée, marcher serait un acte créatif, par lequel nous désobéissons aux tracés imposés par la trame urbaine, choisissant de traverser où bon nous semble, de décider de nos propres chemins. Cette capacité d’insubordination rappelle la pluralité des approches en sculpture actuelle, alors que les treize artistes locaux et internationaux invité.e.s pour cette dixième Biennale nationale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières refusent de se cantonner à la spécificité d’un médium et présentent des projets au croisement de la performance, de l’art vidéo, de l’artisanat et des arts numériques. Cette diversité continue à tester nos définitions opératoires des médiums artistiques, mais implique également une remise en question des catégories qui structurent ce domaine depuis des décennies, nous encourageant à repenser les manières dont l’autorité des institutions – de nos institutions – se déploie dans l’espace.


Les propositions des treize artistes de la BNSC 2022 sont ainsi exposées comme autant de manœuvres : des gestes individuels et collectifs identifiant des façons de faire, de transmettre, d’échanger et de se mettre en mouvement. Évidemment, l’emploi du terme manœuvre est lié aux réflexions entreprises par le milieu de la performance au Québec dès le début des années 1990[1]. La manœuvre se comprend comme une conception des actions performatives hors des systèmes de légitimation traditionnels – une vision opposée à l’élitisme des règles établies, qui cherche une insertion dans la trame du quotidien, « un retour à l’engagement et à la participation des spectateurs dans le processus de création[2] ». Quelques décennies plus tard, il semble que l’essence de la manœuvre a traversé les frontières des disciplines pour se loger dans des pratiques orientées vers l’objet, que son esprit imprègne aussi les gestes routiniers. Ainsi, en résonance avec la pensée de Michel de Certeau, pour qui l’espace de la ville est un texte qui se réécrit pendant que nous la marchons et la manœuvrons, nous vous invitons à envisager cette Biennale comme un endroit où artistes et public peuvent redéfinir nos rapports, renégocier nos conditions de vie et imaginer d’autres possibles.


Parmi les questions qui traversent cette dixième BNSC, notons l’urgence de repenser nos liens avec le territoire. Plusieurs des artistes réuni.e.s par la Biennale proposent des projets qui y reconnaissent les conséquences de notre surconsommation, y remarquent la surextraction et la surexploitation perpétuelle de ses ressources, et témoignent de la violence actualisée du colonialisme de peuplement. En rejetant les logiques pernicieuses de la domination, de la discrimination et de l’assujettissement, leurs créations amènent à visualiser d’autres manières d’y être et d’y circuler. C’est le cas d’Édith Brunette et de François Lemieux, qui donneront à voir une itération de leur œuvre Aller à, faire avec, passer pareil : une enquête collectant des traces matérielles, sonores et vidéographiques de lieux en friche ou dont l’accès est limité par la propriété privée, qui remettent en question nos habitudes et nos habitats. De même, le mode de l’investigation réside au centre d’Anthologie de la marche de Geneviève Baril. La démarche de l’artiste est informée par une série de gestes répétitifs exécutés lors de balades sur les rives du fleuve Saint-Laurent ainsi que dans des champs et boisés : ces déambulations permettent à Baril de cueillir des matériaux, mais aussi de se recueillir elle-même, honorant un processus teinté de lenteur et de calme.


D’autres projets insistent sur le caractère mutable du territoire, témoignant de l’immense capacité de transformation de la nature et des espèces qui y coexistent. FONDRE de Patrick Beaulieu résulte d’un parcours en motoneige durant sept jours vers le nord de la forêt boréale québécoise, en pleine période de fonte nivale. Cette réalisation rappelle que l’art furtif peut se concevoir à l’extérieur des centres urbains, et que la furtivité est aussi un mode écologique – Beaulieu a compensé entièrement l’empreinte carbone de son intervention. Les cocons de Guillaume Brisson-Darveau consiste en une série de dispositifs portés par des performeursess, lesquels prennent ainsi l’allure de corps temporaires et hybrides dont les mutations évoquent à la fois les métamorphoses du territoire et les représentations corporelles mixtes appartenant à la science-fiction et au manga. Ce travail a bénéficié d’une collaboration avec le Centre d’innovation des produits cellulosiques Innofibre, permettant à l’artiste d’explorer des matérialités ancrées dans les savoirs et techniques du lieu.


Dans Traces de pas / Footsteps d’Emily Jan, ce sont plutôt différentes espèces animales qui subiront des transformations élémentaires : une installation en réaction directe aux impacts environnementaux de l’Anthropocène, qui se trouvent accélérés par la situation sanitaire et le chaos géopolitique. L’œuvre de cette artiste regroupe une série de créatures au croisement des espèces indigènes et envahissantes du territoire local, entremêlées pour présager les contrecoups de nos mouvements dans le monde. Une nature post-anthropocène et post-apocalyptique est évoquée dans The Unknown Future Rolls Towards Us d’Adam Basanta : parmi les détritus laissés par le passage des humains sur la planète, une flore résiliente se fait voir et entendre, imaginant un vivant après nous, convertissant un terrain vague en jardin sonore. L’installation Water Without Wet de Sarah Rothberg s’attarde quant à elle à différents gestes ordinaires, habituellement effectués de façon machinale, mais qui révèlent l’omniprésence de l’eau dans notre quotidien. Par un dispositif de réalité virtuelle qui simule ces gestes puis les transposent en diverses formes abstraites, l’artiste s’intéresse aux manières dont l’eau résiste à la fixité des catégories, étant simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de nos corps, indispensable à notre vie courante bien que tenue pour acquise.


Si l’interaction entre les individus et leurs écosystèmes se trouve au cœur de nombreux projets de la Biennale, les rapports humains apparaissent aussi comme une matière chargée de sens dont les artistes peuvent se saisir. Charley Young expose The Space Between Held Hands, une série créée dans le contexte de l’arrivée d’immigrant.e.s syriennes au Canada en 2016, en partenariat avec l’association Immigrant Services Association of Nova Scotia. Young invite des familles à unir leurs mains pour qu’elle moule le vide entre elles. Les trente-deux formes abstraites et irrégulières coulées en bronze qui en résultent offrent un témoignage émouvant de ces rencontres. Life in the Folds de Carlos Amorales constitue une production polymorphe, inspirée par divers instruments à vent fabriqués par l’artiste. Les sculptures, qui seront activées lors de performances tout au long de la BNSC, se retrouvent aussi dans un film réalisé par Amorales, qui raconte l’expérience de transplantation d’une famille dans une nouvelle ville.


Tandis que les créations d’Amorales et de Young découlent de méditations sur des processus contemporains de migration, Mrs. Spring Fragrance's Morning Room and Garden de Karen Tam monte une mise en scène d’espaces domestiques et publics truffés de références à l’histoire sino-canadienne, une présentation qui participe donc au réinvestissement de récits d’exode invisibilisés par nos institutions. L’installation se veut un portrait croisé des sœurs et autrices Edith Maude et Winnifred Eaton, deux écrivaines nées d’un père anglais et d’une mère chinoise ayant grandi à Montréal à la fin du 19e siècle. La « Madame Spring Fragrance » mentionnée dans le titre renvoie au nom d’une des publications les plus populaires d’Edith Maude Eaton – un recueil de nouvelles témoignant du quotidien de personnes issues de l’immigration chinoise en Amérique du Nord.


Alors que Tam se penche sur l’absence des immigrants et immigrantes dans le récit historique canadien, Ursula Johnson jette un regard critique sur les conditions selon lesquelles les Premières Nations sont devenues « visibles » dans le système d’éducation canadien. Élaborée comme un dialogue intergénérationnel avec le grand-père de l’artiste, l’œuvre Lukwaqn/Elukwet/Amalukwet/Nata’lukwet/Elukwek/Amalukwek/Nata’lukwek évoque l’instrumentalisation des savoirs autochtones dans les écoles canadiennes – la présence de membres des Premières Nations en tant qu’« invités » dans le curriculum scolaire officiel ne confèrent à ceux-ci qu’une position marginale, laquelle contribue de ce fait à leur précarité.


Enfin, certains projets de cette dixième Biennale mettent de l’avant la capacité des artistes actuel.le.s à concrétiser, par leurs réalisations, d’autres mondes éventuels dans la galerie elle-même, reconnaissant à la fois son impossible neutralité et son immense potentiel de réactivation. Dans une série de pièces en granit et en matériaux de construction, Annie Charland Thibodeau illustre une décomposition du principe de la monumentalité dans la sculpture actuelle. Son analyse soutient une redéfinition de certains rôles de la sculpture dans l’espace public – comme objet monumental voué à la permanence, entretenant un esprit commémoratif. La pratique sculpturale de Sheena Hoszko est nourrie par une réflexion sur l’abolitionnisme carcéral et une critique de l’industrie pénitentiaire. En traitant le manoir de Tonnancour comme une institution ayant joué divers rôles dans l’histoire de Trois-Rivières (seigneurie, hôpital, prison, école pour garçons et maintenant galerie d’art), son projet invite les visiteur.se.s de la Biennale à user d’imagination pour réviser les manières d’entrer en relation avec autrui et de prendre soin les un.e.s des autres.



[1] Voir, par exemple, RICHARD, Alain-Martin (1990). « Matériau Manœuvre ». Inter, no 47, p. 1-2.

[2] BLANCHET, Anne-Sophie (2012). « Confusion des rôles ? L’artiste et le spectateur dans la Manœuvre ? ». Cahiers d’histoire, vol. 31, no 1, p. 57-67. En ligne. https://www.erudit.org/en/journals/histoire/1900-v1-n1-histoire0205/1011678ar/. Consulté le 16 mars 2022.



Texte de Daniel Fiset, commissaire invité 2022

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