La sculpture après la pluie - Texte de Patrice Loubier


Dompteurs d’orages / Matériaux insoupçonnés : le titre de cette Biennale et de l’appel de projets que nous lancions aux artistes, il y a un peu plus d’un an, exprime résolument notre désir d’être étonnés par leurs propositions. Plus qu’une investigation dont l’hypothèse aurait été établie à

par avance, il indique que nous cherchions justement cette fulgurance et cette bouffée d’air par principe imprévisibles de l’étonnement.

Convier l’insoupçonné, c’est non seulement mettre les artistes au défi de nous surprendre, mais c’est dire aussi toute l’importance de la trouvaille et du bouleversement dans ce qu’ils ont de rafraîchissant et de tonique pour l’expérience esthétique en particulier et pour l’élaboration du savoir en général. C’est à la fois valoriser le tâtonnement et inciter les artistes à un retour réflexif sur leur pratique.

Car ce titre nous engage bien sur une piste, celle du matériau. Le terme renvoie au genre et au métier, non seulement en évoquant la qualité spécifiquement matérielle et plastique qui caractérise la sculpture comme médium, mais en dénotant aussi une catégorie générale selon laquelle les arts et les disciplines peuvent être distingués selon le médium et les techniques qui leur sont propres. À cet égard, le mot « matériau » est assez lourdement connoté, pourrions-nous dire, d’un point de vue à la fois historique et épistémologique; il implique un champ de références fonctionnant comme un ancrage – ancrage à la matière (comme source toute physique dont le matériau sculptural traditionnel est tiré) de même qu’à la stabilité ontologique du médium.

Or, l’art contemporain en ses pratiques ne se caractérise-t-il pas par la perte d’autorité du médium comme catégorie et par la relative dissipation des définitions respectives de ceux-ci? Les artistes ne créent-ils pas aujourd’hui en transitant librement entre les disciplines, faisant fi des frontières distinguant les arts les uns des autres et l’art lui-même des autres champs d’activités? Il suffit de penser que la dernière manifestation d’un évènement aussi important que le Skulptur Projeckt Munster à l’été 2007 continue de nommer le médium par son titre, mais atteste de l’ouverture du champ de la pratique en présentant aussi des vidéos, du cinéma et des interventions urbaines. Nul doute d’ailleurs que les œuvres de la présente Biennale ne nous donnent justement des exemples de cet éclatement, de cette étourdissante perte de repères et de la liberté prometteuse qui la caractérisent. Les usages du discours critique et de l’exposition montrent moins une volonté pure et simple de négation du médium ou d’abolition de l’héritage de la sculpture qu’une difficulté à nommer et à reconnaître la configuration inédite de ce champ de création, dans laquelle nos sommes entrés depuis une trentaine d’années (ce qui à l’échelle de l’histoire et des épistèmes, est encore très récent).

Le terme de matériau surprend d’autant plus qu’il est associé à l’orage, c’est-à-dire à quelque chose de violent, d’incontrôlable et d’imprédictible – ce déchaînement d’énergie colossale des éléments qui défie toute mesure, toute mise en forme et qui, par là, renvoie au registre du sublime, mais aussi au péril de la perte de maîtrise et, par métaphore, à l’intensité de la vie émotive. L’orage vaut en ce sens-là comme antithèse de l’idée de matériau – ou encore comme utopie du matériau impossible auquel l’artiste se confronterait malgré tout.

De fait, pour revenir au titre de la présente Biennale, cette assise qu’est la notion de matériau, le qualificatif d’« insoupçonnés » l’élargit cependant aussitôt, il l’ébranle et la relativise en postulant une dynamique de la poïétique et de la réception. C’est qu’un matériau n’est insoupçonné qu’en vertu de celui qu’il surprend par son emploi inédit : il révèle du coup un possible inenvisagé jusque-là par l’artiste ou le spectateur.

À cet égard, l’insoupçonné se distingue du nouveau (enjeu moderne, moderniste) par la dynamique nécessairement relative et cognitive qui le constitue : si le nouveau l’était par rapport à l’universalité d’un art apprécié et compris à l’aune d’un progrès linéaire, s’il comportait la charge dynamique de la rupture ou de l’innovation radicale, s’il indiquait en quelque sorte le coup suivant

à jouer dans la partie de l’histoire (une histoire encore conçue comme progressiste), l’insoupçonné est d’emblée plus modeste : il implique l’expérience chaque fois singulière et ponctuelle de l’artiste qui explore et du spectateur qui perçoit.

L’esprit que nous avons voulu insuffler à l’événement consiste donc simultanément à reconnaître la sculpture comme médium et comme tradition, et à l’ouvrir en assumant l’obsolescence du genre qui prévaut en art contemporain. Le phénomène est un fait avéré, pas seulement en sculpture mais pour l’ensemble des arts, reconnu et théorisé notamment par Rosalind Krauss dans son célèbre essai sur la sculpture dans le « champ élargi » il y a déjà belle lurette. Pour connu qu’il soit, le phénomène n’en continue pas moins de produire ses effets et d’ébranler le champ du sculptural. Les bouleversements épistémologiques continuent longtemps de produire leurs effets, de déployer les vagues de leur sillage. (C’est que le champ de production et de réception est feuilleté, stratifié, que les innovations et les ruptures qui surviennent ne s’imposent pas d’un coup et en bloc à la totalité du champ, elles ne se diffusent que progressivement pour transformer les pratiques et les représentations.) Il demeure donc pertinent d’interroger les mutations et les transformations que cette rupture continue de produire. Il est tout aussi important de voir comment la création sculpturale contemporaine, par les matériaux qu’elle choisit d’utiliser et par le traitement qu’elle en fait, regarde et parle le monde qu’elle habite de concert avec son public.

Car, loin d’être une réflexion sur le seul médium, il s’agit aussi de faire de la question du matériau l’occasion d’ausculter le monde tel qu’on le vit par les matériaux qu’on y puise et les discours et les images qu’on peut en tirer. Le matériau insoupçonné, ce n’est pas seulement tous ces « autres » intangibles que sont pour la sculpture le son et la parole, l’affectivité, le virtuel ou le temps qu’il fait, et dont elle s’est enrichie au cours du dernier siècle; ce peut tout aussi bien être un simple papier aluminium, telle substance organique ou tel matériau de synthèse rendu invisible à force d’être omniprésent et dont la sculpture montrerait l’actualité.


Dompteurs d’orages / Matériaux insoupçonnés : ce titre réserve bien sûr d’autres pistes dans lesquelles ce texte ne pourra s’aventurer faute de place, mais qu’il invite le spectateur à parcourir en allant à la rencontre des œuvres. Parmi ces pistes figure tout le réseau de métaphores qui évoque la figure elle-même de l’auteur, de l’artiste; si le premier terme connote la performance circassienne et par extension la nécessaire présence d’un public, le second, lui, fait résonner des échos de la nature et de l’énergie des éléments, de la terreur et du risque, du cataclysme à la fois destructeur et régénérateur, et de la vivacité des émotions. C’est dire assez, sans doute, l’inéluctable gravité qui accompagne la joie de toute recherche et de toute création.


Patrice Loubier,

historien/théoricien de l’art, commissaire indépendant et profeseur

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